Prochaine expo Caldas de Reinha (Portugal) du 16 au 20 septembre avec Académie Internat. de la Céramique – Benelux

Faut-il interdire le plomb dans la céramique ?

Le plomb est un fondant très puissant lorsque nous fabriquons les revêtements qui recouvrent la céramique d’une fine couche de verre. Il aurait été utilisé pour la première fois entre 475 et 221 avant JC en Chine (Kronberg, Properties of raw glazes). Il est abondant, peu coûteux, et permet d’obtenir des couleurs vives et lumineuses à basse température. Il est logique que son utilisation se soit rapidement répandue.

Aujourd’hui l’utilisation roches comme la galène, la céruse ou le minium, broyées en fine poudre, est interdite dans les ateliers en raison du risque élevé de saturnisme. Bien que le but soit de protéger les travailleurs, cette interdiction n’est pas toujours respectée. Utiliser des frittes réduit les risques lors de la manipulation mais ne les supprime pas totalement.

Le minium est une roche qui a longtemps été utilisée sous forme de poudre dans les ateliers pratiquant la faïence vernissée. Aujourd’hui l’utilisation de cette poudre est interdite.

Mais aujourd’hui ce qui agite beaucoup de céramistes et potiers qui travaillent la basse température, c’est la diminution très probable des limites de migration autorisées au niveau de l’Europe. Cela suscite des questions : est-ce que le risque de relargage de plomb dans la nourriture est réel ? Le plomb est-il vraiment dangereux ? Est-ce que le législateur exagère ?

Pour vous aider à vous faire votre opinion, nous partageons les informations que nous avons trouvées quant à l’impact du plomb sur la santé dans des publications scientifiques fiables, sourcées, datées et libres d’accès. Si vous n’avez pas le temps, zappez les listes de titres que nous vous proposons, mais lisez au moins les résumés, ils sont édifiants.

Le plomb est-il un poison dangereux ?

La réponse est non puisqu’on peut ingérer une petite quantité de plomb sans mourir dans les heures qui suivent. Le plomb a même longtemps été utilisé comme additif alimentaire. Par exemple on ajoutait de l’acétate de Plomb au vin Hongrois jusqu’au 19e siècle pour l’adoucir. Les romains l’utilisaient déjà comme édulcorant du vin.

La surdité de Beethoven pourrait être due au plomb.

La surdité de Beethoven pourrait être due au plomb

Mais il peut y avoir d’autres conséquences que la mort. Certains historiens ont émis l’hypothèse que la surdité de Beethoven pourrait être due à sa grande consommation de vin hongrois – or la surdité est un des effets secondaires de l’acétate de Plomb. Et cette hypothèse est fondée car on a retrouvé dans ses cheveux une quantité anormale de plomb.

Le plomb est-il toxique ?

Pour comprendre, voyons la différence entre toxicité aigüe et chronique.

Déterminer la toxicité aigüe d’une substance

Des animaux de laboratoire, généralement rats ou souris, sont exposés à la substance étudiée. Le plus facile à observer c’est l’ingestion : on mélange la substance à la nourriture ou on oblige les animaux à l’avaler avec des pipettes.  On observe ensuite la proportion de la population animale qui meurt endéans les 24 h, pour chaque quantité ingérée. On détermine de cette façon la Dose Létale pour laquelle  50% des animaux sont morts. Cela s’appelle la DL50.

Rats ou souris sont couramment utilisés pour mieux connaître les substances potentiellement dangereuses

Dans le cas des sels de Plomb, la DL50 est élevée puisque les animaux ne meurent pas. Pour autant ils ne seront pas en super forme puisqu’ils seront intoxiqués : saturnisme, douleurs abdominales, nausées, vertiges, crampes musculaires… Mais pour déterminer la DL50 on étudie exclusivement le fait de mourir ou pas. Pour simplifier pas de mortalité = pas de toxicité aigüe.

Définir la toxicité chronique est plus complexe

Il s’agit de voir l’effet d’une exposition prolongée et répétée sur poumon, cœur, rein, foie, intestin, système nerveux, formule sanguine, reproduction, cellules de cultures, effets mutagènes, tératogènes, cancérigène, comportement, apprentissage, …  Il y a certains organes pour lesquels c’est relativement facile. Par exemple les effets sur le cœur peuvent être mesurés par la fréquence cardiaque ou la tension artérielle.

Mesurer la tension est une mesure objective et facile à réaliser

Mais lorsqu’il s’agit de mesurer les effets sur le QI, la mémorisation, l’apprentissage, le comportement ou les effets mutagènes, ces études sont plus complexe, longues et coûteuses. Comment mesurer la perte de QI ou l’agressivité développée à cause d’une exposition au plomb ? C’est une des raisons pour lesquelles on a longtemps minimisé ou ignoré l’incidence du plomb sur la santé.

C’est compliqué d’utiliser le modèle animal pour ce type d’étude, et ce n’est pas suffisant pour déterminer la toxicité chronique pour l’ensemble des organes. Il y a deux raisons : d’abord un rat n’est pas un humain. Ensuite la durée de vie des animaux de laboratoire est trop courte comparée à l’espérance de vie humaine, donc on ne peut pas observer les effets sur une période d’exposition suffisamment longue. 

Restent les études épidémiologiques qui établissent une corrélation entre l’exposition à une substance et la fréquence de pathologies enregistrées au sein des populations davantage exposées.

Les études épidémiologiques

Il s’agit d’observer des populations humaines sans les mettre « exprès » en contact avec la substance étudiée.

    • Une exposition peut être accidentelle. Exemple : suite à un accident nucléaire on peut observer la fréquence de cancers ou de malformations de nouveau-nés.
    • Une exposition peut être environnementale : tout un village raccordé à l’eau via des canalisations en plomb – ou exposé aux rejets d’une décharge.
    • L’exposition peut également être professionnelle, suite à ce qu’on manipule dans le cadre d’une profession déterminée.

Ateliers céramiques et exposition professionnelle au plomb

En principe, les travailleurs sont protégés par le code du travail. Leur employeur doit les former afin qu’ils connaissent ce qu’ils manipulent. Ils doivent porter les E.P.I. adéquats, et cela doit figurer dans le règlement de travail. Ensuite le médecin du travail fera des prises de sang régulières.

En pleine rédaction de ce texte, nous avons reçu le témoignage d’Emmanuelle Sanchez Coste, que nous publions avec son accord. Elle nous écrit :  « J’ai été décoratrice céramique pendant 12 ans dont 10 dans une poterie drômoise et malgré toutes les précautions (gants, charlotte, tabliers, sur-chaussures et masques, extracteurs, cabine d’émaillage) nous étions régulièrement positives au test de plombémie ».  

Si vous avez des doutes, une prise de sang permet de mesurer la présence de métaux lourds ainsi que leur concentration

Notre observation – qui vaut ce qu’elle vaut puisque nous ne disposons pas de statistiques, c’est

    • que nous avons reçu d’autres témoignages d’intoxication de personnes qui préfèrent garder l’anonymat, et
    • que les mesures de protection ne sont pas ou peu appliquées dans les toutes petites unités de production, et souvent encore moins dans les ateliers d’amateurs.

Voyons à présent les sources d’information dont nous disposons. Plutôt que nous fier « à ce qu’on dit », nous avons cherché dans la littérature scientifique.

Quelques jalons

La réglementation actuellement applicable fixant les normes de relargage maximum date de 1984 : elle se base donc sur les connaissances accumulées à ce moment. Nous avons cherché des études plus récentes.

Etudes menées entre 1985 et 2005 sur la toxicité chronique du plomb

Lorsqu’on s’est mis à soupçonner la toxicité chronique du plomb sur le système nerveux, le cerveau et l’apprentissage, les premières recherches ont été effectuées avec des rats : on peut voir l’impact du plomb dans leur capacité à mémoriser des déplacements dans un labyrinthe par exemple. 


Ensuite on est passé aux singes, qui sont plus proches des humains. Et enfin de nombreuses études observent des déficiences au niveau de certaines populations humaines à risques, comme par exemple des gens qui vivent à proximité d’un endroit où on extrait du plomb.

Voici une liste avec quelques références d’études publiées depuis 1985 (si vous voulez, zappez la liste, mais continuez plus bas, c’est intéressant) :

    • Rice DC, 1985 : Chronic low-lead exposure from birth produces deficits in discrimination reversal in monkeys.
    • Rice DC, 1990 : Lead induced behavioral impairment … in monkeys
    • Altman et al, 1993 : Impairment of long term potentiation and learning following chronic lead exposure.
    • Cory Slechta, 1995 : Relationships between lead-induced learning impairments and changes in dopaminergic, cholinergic and glutamatergic neurotransmitter system function.
    • Bressler et al, 1999 : Molecular mechanisms of lead neurotoxicity.
    • Bouton and Pevsner, 2000 : Effects of lead on gene expression.
    • Mameli et al, 2001 : Neurotoxic effect of lead at low concentrations.
    • CorySlechta, 2003 : Lead-induced impairments in complex cognitive function. Learning deficits found in children with blood-lead concentration between 100 – 150 µg/l.
    • Rhodes et al, 2003 : Relationship of bone and blood lead levels to psychiatric symptoms. Anxiety – Depression.
    • Suszkiw JR, 2004 : Presynaptic disruption of transmitter  release by lead.
    • Toscano and Guilante, 2005 : Lead neurotoxicity from exposure to molecular effects.

Les effets sur les enfants

Le tableau qui suit reprend 25 publications réalisées un peu partout dans le monde, parues entre 2005 et 2009.  Elles étudient les effets du plomb sur le développement du système nerveux chez les enfants. Ces effets sont graves. Là aussi on les résume pour vous un peu plus bas : scrollez jusqu’au “résumé” si vous ne voulez pas tout lire. 

Source :  « Scientific Opinion on Lead in Food », EFSA (European Food Safety Authority). A côté de chaque article voyez la colonne « Main Findings ».

Effets sur le développement du système neuronal chez des enfants : 25 études représentatives internationales

Autres sources récentes

De nombreuses autres sources d’information sérieuses et correctement documentées sont disponibles. Vous les trouverez sur des sites tels que www.medscape.com, www.pubmed.gov,  www.echa.europe.eu ou www.inrs.fr  

Vous pouvez par exemple consulter la National Library of Medicine sur le site www.pubmed.gov et introduire “Lead poisoning” comme mots clé dans le moteur de recherche. Parmi les 16575 articles que nous avons trouvé en février 2023, voici quelques titres :

    • Lead poisoning in the 21st Century : the silent epidemic continues, Hanna-Attisha M, Lanphear B, Landrigan P. , Nov. 2018
    • Lead poisoning in children: emergency department recognition and management, Nadler A., April 2022
    • Resurgent lead poisoning (…) a review of currents efforts and call to revitalize (…) lead poisoning prevention for pregnant women, lactating mothers, and children within the U.S., Lorenz S. Neuwirth, in Int. Journal Occup. Environ Health, 2018 Jul-Oct
    • There is no safe threshold for lead exposure: A literature review, Th. Vorvolakos, S. Arseniou, M. Samakouri, in Psychiatriki, 2016 Jul-Nov. Ce dernier article résume les effets en distinguant adultes et enfants. 

Toxicité chronique du plomb : résumé

L’ensemble des études démontrent que la toxicité chronique du plomb est avérée 

    • au niveau du système nerveux, qui est affecté par les doses les plus faibles
    • au niveau du système cardiovasculaire 
    • sur les reins : il est néphrotoxique
    • sur les organes en général car il est très probablement cancérogène
    • et il provoque des problèmes de crampes musculaires, paralysie faciale ou perte d’audition.

Les effets délétères sur le cerveau et l’apprentissage sont davantage marqués sur le jeune enfant du fait que le système nerveux se développe très activement à cette période de la vie et également du fait que le plomb traverse plus facilement la barrière encéphalique au jeune âge.

Un brin d’explication : le plomb est mimétique au calcium et pénètre facilement l’organisme et les organes cibles sont ceux du calcium. Ainsi si on absorbe du plomb, il va préférentiellement se retrouver

    • dans les reins et le cerveau.  
    • et dans le squelette, où sa durée de demi-vie atteint 20 ans, donc c’est une « réserve de plomb à vie » dans l’organisme. A partir du squelette il va continuer à migrer vers d’autres organes.

Lorsqu’il se fixe sur certaines protéines (et les enzymes sont des protéines), il va en perturber le fonctionnement. Se fixant sur la gaine de myéline (protectrice des neurones) il va perturber la production des neurotransmetteurs.

La baisse de tolérance des normes de relargage

Que penser de cette baisse des normes et comment se positionner en tant qu’artisan ou petite manufacture ? La réglementation de 1984 était basée sur les connaissances accumulées jusqu’à cette date.  Aujourd’hui, 40 ans plus tard, de nombreuses nouvelles études nourrissent nos connaissances, et donc nos réflexions et les décisions de nos dirigeants. 

Réglementer consiste à mettre en place des mesures de prévention afin de protéger la santé et la sécurité de la population lors de l’utilisation de ces objets d’usage courant. Alors notre compréhension, c’est que la réglementation européenne se durcit en raison de la toxicité chronique du plomb.

Comprendre les raisons qui motivent l’Europe peut permettre à certains de s’adapter, même si ce n’est pas simple – et que des fondants comme le Bore ou le Zinc ne donneront pas les mêmes belles surfaces que le plomb.

Le plomb est utilisé depuis des siècles mais on vivait moins vieux et l’attention à la santé n’était pas du tout la même qu’aujourd’hui. Le prix de la vie d’un ouvrier est encore dérisoire dans de nombreux endroits du monde.  Et chez nous aussi, le temps n’est pas si lointain où les ouvriers exposés à des substances toxiques mouraient « comme des mouches » avec parfois un petit scandale dans la presse, mais cela ne les ressuscitait pas.

Faut-il continuer ou pas à travailler avec du plomb sur des surfaces alimentaires ? Ou faut-il le réserver à des pièces non alimentaires, en connaissant les interactions à éviter ? Faut-il privilégier l’esthétique ? Ou privilégier le maintien de traditions, même si elles présentent un risque pour la santé publique ? Faut-il se battre pour obtenir des dérogations ou plutôt se battre pour obtenir un financement des analyses ? Ce sont de vraies questions.

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Cet article a été rédigé à 4 mains. Tous ceux qui ont suivi la formation « Surfaces alimentaires » le connaissent sous le nom de Kikipédia, il réunit les compétences d’ingénieur chimiste statisticien et a lu des milliers de pages d’études, qu’il m’explique dans un vocabulaire d’ingénieur, et que j’ai résumé et traduit dans un langage que j’espère compréhensible.

Notons que le cadmium fait également l’objet de contrôles et à l’avenir baryum, cobalt, chrome, nickel, arsenic et aluminium seront ajoutés à la liste : détails dans la formation Surfaces alimentaires.  

Mise à jour de juillet 2024 : le Benelux décide de baisser les valeurs de relargage autorisées pour le Plomb et le Cadmium. Plus d’infos suivront.

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5 réponses sur « Faut-il interdire le plomb dans la céramique ? »

Toujours aussi intéressant et instructif. Merci de nous tenir informés et surtout faire l’effort de nous “traduire” le langage scientifique pour qu’on puisse se protéger et protéger les autres.

Bravo et merci Joëlle, pour cette belle synthèse. Ton travail est vraiment précieux pour nous tous, et j’espère que tous les membres du groupe la liront et auront la sagesse d’en tirer les conséquences en adaptant leurs pratiques.

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