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Faut-il interdire le plomb dans la céramique ?

Le plomb est un fondant très puissant lorsque nous fabriquons les revêtements qui recouvrent la céramique d’une fine couche de verre. D’après Kronberg, il a pour la première fois été utilisé en Chine entre 475 et 221 avant JC (in Properties of raw glazes) avant que son utilisation se répande. Il permet d’obtenir des couleurs vives et lumineuses à bas prix. Aujourd’hui l’utilisation de galène ou minium – roches broyées en fine poudre, est interdite dans les ateliers en raison du risque élevé de saturnisme. Le but de cette interdiction est de protéger les travailleurs. Utiliser des frittes réduit les risques lors de la manipulation mais ne les supprime pas totalement.

Le minium est une roche qui a longtemps été utilisée sous forme de poudre dans les ateliers pratiquant la faïence vernissée. Aujourd’hui l’utilisation de cette poudre est interdite.

Mais aujourd’hui ce qui agite beaucoup de céramistes et potiers qui travaillent la basse température, c’est la diminution très probable des limites de migration autorisées au niveau de l’Europe. Je ne discute pas ici le problème du coût des analyses de laboratoire, c’est un autre débat. Ma question est de savoir si le risque de relargage de plomb dans la nourriture est réel. Le plomb est-il vraiment dangereux ? Est-ce que le législateur exagère ?

Pour vous aider à vous faire votre opinion, nous partageons les informations que nous avons trouvées quant à l’impact du plomb sur la santé dans des publications scientifiques fiables, sourcées, datées et libres d’accès. Si vous n’avez pas l’habitude de chercher ces informations, nous reprenons un certain nombre de références. Nous vous engageons à les lire, mais si vous n’avez pas le temps nous les résumons pour vous.

Dans le prochain article nous traiterons

  • des interactions à éviter – par exemple la présence de cuivre augmente énormément le relargage, mais ce n’est pas la seule interaction à proscrire
  • du comportement du plomb lors de la cuisson – à connaître absolument, même lorsqu’on travaille avec des frittes,
  • et des études réalisées sur des pièces de vaisselle.

Le plomb est-il un poison dangereux ?

La réponse est non puisqu’on peut ingérer une petite quantité de plomb sans en mourir dans les heures qui suivent. Le plomb a même longtemps été utilisé comme additif alimentaire. Par exemple on ajoutait de l’acétate de Plomb au vin Hongrois jusqu’au XIX siècle pour l’adoucir et déjà au temps des romains, il était utilisé comme édulcorant du vin.

La surdité de Beethoven pourrait être due au plomb

Je n’ai pas dit qu’il n’y avait pas d’autres conséquences. Certains historiens ont émis l’hypothèse que la surdité de Beethoven pourrait être due à sa grande consommation de vin hongrois – or la surdité est un des effets secondaires qui peut être provoqué par l’acétate de Plomb. Ce n’est qu’une hypothèse, nous n’en avons pas la preuve, mais cette anecdote mérite d’être partagée. Et cette hypothèse a du sens car on a retrouvé dans ses cheveux une quantité anormale de plomb.

Alors le plomb est-il toxique ?

Pour comprendre, voyons la différence entre toxicité aigüe et chronique.

Comment détermine-t-on la toxicité aigüe d’une substance ?

Des cohortes d’animaux de laboratoire, généralement des rats ou des souris, sont exposés à la substance étudiée. Le plus facile à étudier c’est l’ingestion : on mélange la substance à la nourriture ou on oblige les animaux à l’avaler avec des pipettes.  On observe ensuite la proportion de la population animale qui meurt endéans les 24 h, pour chaque quantité ingérée. On détermine de cette façon la Dose Létale pour laquelle  50% des animaux sont morts (« DL50 »).

Rats ou souris sont couramment utilisés pour mieux connaître les substances potentiellement dangereuses

Dans le cas des sels de Plomb, la DL50 est élevée puisque les animaux ne meurent pas. Pour autant ils ne seront pas en super forme puisqu’ils seront intoxiqués (saturnisme, douleurs abdominales, nausées, vertiges, crampes musculaires…) – mais pour déterminer la DL50 on étudie exclusivement le fait de mourir ou pas.

Notons que cette DL50 n’est pas LE SEUL facteur pour déterminer la toxicité aigüe, mais c’est un facteur important. En simplifiant pas de mortalité = pas de toxicité aigüe.

Définir la toxicité chronique est plus complexe

Il s’agit de voir l’effet d’une exposition prolongée et répétée sur poumon, cœur, rein, foie, intestin, système nerveux, formule sanguine, reproduction, cellules de cultures, effets mutagènes, tératogènes, cancérigène, comportement, apprentissage, …

Il y a certains organes pour lesquels c’est relativement facile, quand les effets sont faciles à mesurer. Un exemple : les effets d’une substance sur le cœur peuvent être mesurés par la fréquence cardiaque ou la tension artérielle.

Mesurer la tension est une mesure objective et facile à réaliser

Lorsqu’il s’agit de mesurer les effets sur le QI, la mémorisation, l’apprentissage, le comportement ou les effets mutagènes, ces études sont longues et coûteuses car elles requièrent l’intervention d’équipes pluridisciplinaires de laboratoires dédiés. Comment mesurer par exemple la perte de QI ou l’agressivité développée à cause d’une exposition au plomb ? C’est plus difficile à mesurer qu’une tension artérielle, et c’est une des raisons pour lesquelles l’incidence du plomb a longtemps été minimisée ou ignorée.

Le modèle animal est également utilisé pour ce type d’étude, mais il n’est pas suffisant pour déterminer la toxicité chronique pour l’ensemble des organes.

Les raisons sont

  • la différence de sensibilité inter-espèces : un rat n’est pas un humain
  • mais aussi la durée de vie des animaux de laboratoire qui est courte, et souvent inférieure à la période d’exposition nécessaire à l’observation d’effets néfastes en cas d’exposition humaine.

On a dès lors également recours aux études épidémiologiques qui établissent une corrélation entre l’exposition à une substance et la fréquence de pathologies enregistrées au sein des populations davantage exposées.

Les études épidémiologiques

Il s’agit d’observer des populations humaines sans les mettre « exprès » en contact avec la substance étudiée.

Il y a principalement deux situations où cela peut se produire.

  • L’exposition peut être accidentelle (par exemple suite à un accident nucléaire on peut observer la fréquence de cancers ou de malformations de nouveau-nés) ou la conséquence d’une situation donnée à un endroit donné (comme lorsque tout un village était raccordé à l’eau via des canalisations en plomb – ou lorsqu’un village est exposé aux rejets d’une décharge) : on parle alors d’une exposition environnementale.
  • L’exposition peut également être professionnelle, suite à ce qu’on manipule dans le cadre d’une profession déterminée.

Un exemple d’exposition professionnelle au plomb est celui des ateliers céramiques

En principe, les travailleurs sont protégés par le code du travail. Ils doivent être formés par leur employeur afin de connaître ce qu’ils manipulent et porter les E.P.I. adéquats, et cela doit figurer dans le règlement de travail. Ensuite le médecin du travail fera des prises de sang régulières.

En pleine rédaction de ce texte, nous avons reçu le témoignage d’Emmanuelle Sanchez Coste, que nous publions avec son accord : « J’ai été décoratrice céramique pendant 12 ans dont 10 dans une poterie drômoise et malgré toutes les précautions (gants, charlotte, tabliers, sur-chaussures et masques, extracteurs, cabine d’émaillage) nous étions régulièrement positives au test de plombémie ».  

Si vous avez des doutes, une prise de sang permet de mesurer la présence de métaux lourds ainsi que leur concentration

Notre observation – qui vaut ce qu’elle vaut puisque nous ne disposons pas de statistiques, c’est

  • que nous avons reçu d’autres témoignages d’intoxication de personnes qui préfèrent garder l’anonymat, et
  • que les mesures de protection ne sont pas ou peu appliquées dans les toutes petites unités de production, et souvent encore moins dans les ateliers d’amateurs.

Voyons à présent les sources d’information dont nous disposons. Plutôt que nous fier « à la tradition » ou « à ce qu’on dit », nous avons cherché dans la littérature scientifique.

Quelques jalons

La réglementation actuellement applicable fixant les normes de relargage maximum date de 1984 : elle se base donc sur les connaissances accumulées grosso modo dans les 20 années qui ont précédé. Ces connaissances sont-elles encore à jour ? Nous n’avons pas cherché des articles aussi anciens car nous écrivons ceci en 2023 et entretemps les scientifiques n’ont pas chômé. Comme je le répète dans mes cours : consultez la date de première parution d’un livre ou de publication d’une étude scientifique, car cette date indique l’état des connaissances à un moment précis.

Références d’études menées entre 1985 et 2005 sur la toxicité chronique du plomb

Lorsqu’on s’est mis à soupçonner la toxicité chronique du plomb sur le système nerveux, le cerveau et l’apprentissage, les premières recherches ont été effectuées avec des rats : on peut voir l’impact du plomb dans leur capacité à mémoriser des déplacements dans un labyrinthe par exemple.

On a commencé par utiliser le modèle animal pour voir l’impact du plomb sur l’apprentissage.

Ensuite on est passé aux singes, qui sont plus proches des humains que des rats ou des souris. Et enfin de nombreuses études observent des déficiences au niveau de certaines populations humaines à risques (par exemple des gens qui vivent à proximité d’un endroit où on extrait du plomb).

Voici quelques références d’études publiées depuis 1985 :

  • Rice DC, 1985 : Chronic low-lead exposure from birth produces deficits in discrimination reversal in monkeys.
  • Rice DC, 1990 : Lead induced behavioral impairment … in monkeys
  • Altman et al, 1993 : Impairment of long term potentiation and learning following chronic lead exposure.
  • Cory Slechta, 1995 : Relationships between lead-induced learning impairments and changes in dopaminergic, cholinergic and glutamatergic neurotransmitter system function.
  • Bressler et al, 1999 : Molecular mechanisms of lead neurotoxicity.
  • Bouton and Pevsner, 2000 : Effects of lead on gene expression.
  • Mameli et al, 2001 : Neurotoxic effect of lead at low concentrations.
  • Cory Slechta, 2003 : Lead-induced impairments in complex cognitive function. Learning deficits found in children with blood-lead concentration between 100 – 150 µg/l.
  • Rhodes et al, 2003 : Relationship of bone and blood lead levels to psychiatric symptoms. Anxiety – Depression.
  • Suszkiw JR, 2004 : Presynaptic disruption of transmitter  release by lead.
  • Toscano and Guilante, 2005 : Lead neurotoxicity from exposure to molecular effects.

Les effets sur les enfants

Le tableau qui suit reprend 25 publications réalisées un peu partout dans le monde, parmi les plus représentatives concernant les effets du plomb sur le développement du système nerveux chez les enfants et parues entre 2005 et 2009. Ces effets sont graves.

Source :  « Scientific Opinion on Lead in Food », EFSA (European Food Safety Authority).

A côté de chaque article la colonne « Main Findings » est un résumé.

Effets sur le développement du système neuronal chez des enfants : 25 études représentatives internationales

Autres sources récentes

De nombreuses autres sources d’information sérieuses et correctement documentées sont disponibles. Vous les trouverez principalement sur des sites tels que www.medscape.com, www.pubmed.gov,  www.echa.europe.eu ou encore , www.inrs.fr  

Vous pouvez par exemple consulter la National Library of Medicine sur le site www.pubmed.gov et introduire “Lead poisoning” comme mots clé dans le moteur de recherche pour trouver 16575 articles (en février 2023). Impossible de les citer tous, alors parmi eux voici quelques titres :

  • Lead poisoning in the 21st Century : the silent epidemic continues, Hanna-Attisha M, Lanphear B, Landrigan P. , Nov. 2018
  • Lead poisoning in children: emergency department recognition and management, Nadler A., April 2022
  • Resurgent lead poisoning (…) a review of currents efforts and call to revitalize (…) lead poisoning prevention for pregnant women, lactating mothers, and children within the U.S., Lorenz S. Neuwirth, in Int. Journal Occup. Environ Health, 2018 Jul-Oct
  • There is no safe threshold for lead exposure: A literature review, Th. Vorvolakos, S. Arseniou, M. Samakouri, in Psychiatriki, 2016 Jul-Nov. (L’abstract de ce dernier article résume les effets en distinguant adultes et enfants). 

Toxicité chronique du plomb : résumé

L’ensemble des études démontrent que la toxicité chronique du plomb est avérée non seulement au niveau du système nerveux – qui est affecté par les doses les plus faibles, mais les effets sont également vérifiés

  • au niveau du système cardiovasculaire 
  • sur les reins : il est néphrotoxique
  • sur les organes en général car il est très probablement cancérogène.
  • et il provoque des problèmes de crampes musculaires, paralysie faciale ou perte d’audition.

Les effets délétères sur le cerveau et l’apprentissage sont davantage marqués sur le jeune enfant du fait que le système nerveux se développe très activement à cette période de la vie et également du fait que le plomb traverse plus facilement la barrière encéphalique au jeune âge.

Un brin d’explication : le plomb est mimétique au calcium et pénètre facilement l’organisme et les organes cibles sont ceux du calcium. Ainsi si on absorbe du plomb, il va préférentiellement se retrouver

  • dans les reins et le cerveau.  
  • et dans le squelette, où sa durée de demi-vie atteint 20 ans, donc c’est une « réserve de plomb à vie » dans l’organisme. A partir du squelette il va continuer à migrer vers d’autres organes.

Lorsqu’il se fixe sur certaines protéines (et les enzymes sont des protéines), il va en perturber le fonctionnement. Se fixant sur la gaine de myéline (protectrice des neurones) il va perturber la production des neurotransmetteurs.

La baisse de tolérance des normes de relargage

Alors que faut-il penser de cette baisse des normes et comment se positionner en tant qu’artisan ou petite manufacture ? La réglementation de 1984 était basée sur les connaissances accumulées jusqu’à cette date, mais aujourd’hui, près de 40 ans plus tard, de nombreuses nouvelles études nourrissent nos connaissances, et donc nos réflexions et les décisions de nos dirigeants. 

Réglementer consiste à mettre en place des mesures de prévention afin de protéger la santé et la sécurité de la population lors de l’utilisation de ces objets d’usage courant. Alors notre compréhension, c’est que la réglementation européenne se durcit en raison de la toxicité chronique du plomb.

Comprendre les raisons qui motivent l’Europe peut permettre à certains de s’adapter, même si ce n’est pas simple – et que des fondants comme le Bore ou le Zinc ne donneront pas les mêmes belles surfaces que le plomb.

Le plomb est utilisé depuis des siècles mais on vivait moins vieux et l’attention à la santé n’était pas du tout la même qu’aujourd’hui. Le prix de la vie d’un ouvrier est encore dérisoire dans de nombreux endroits du monde, et chez nous aussi, le temps n’est pas si lointain où les ouvriers exposés à des substances toxiques mouraient « comme des mouches » avec parfois un petit scandale dans la presse, mais cela ne les ressuscitait pas.

Alors faut-il continuer ou pas à travailler avec du plomb sur des surfaces alimentaires ? Ou faut-il le réserver à des pièces non alimentaires, en connaissant les interactions à éviter ? Faut-il privilégier l’esthétique ? Ou privilégier le maintien de traditions, même si elles présentent un risque pour la santé publique ? Faut-il se battre pour obtenir des dérogations ou plutôt se battre pour obtenir un financement des analyses ? Ce sont de vraies questions.

Le prochain article…

… traitera des surfaces alimentaires et des interactions qu’il faut connaître lorsqu’on utilise des frittes au plomb. En effet celui-ci est déjà assez long !

Nous verrons que l’exposition d’objets de vaisselle à des denrées alimentaires présente des risques chimiques bien réels de relargage dans la nourriture. Nous y reprendrons des références d’études sur la migration du plomb dans les aliments. Nous avons-nous-mêmes fait réaliser plusieurs analyses, et nous pouvons même constater à l’œil nu l’effet à long terme d’un contact avec un acide aussi faible que de l’acide acétique (= du vinaigre) sur des faïences vernissées que nous avons reçues ou achetées.

Nous verrons également à quoi il faut veiller en pratique

  • lors de la manipulation dans l’atelier
  • lors de la combustion
  • lors de la création de surfaces destinées à un contact alimentaire.

Cet article a été rédigé à 4 mains. Tous ceux qui ont suivi la formation « Surfaces alimentaires » le connaissent sous le nom de Kikipédia, il réunit les compétences d’ingénieur chimiste statisticien et a lu des milliers de pages d’études, qu’il m’explique dans un vocabulaire d’ingénieur, et que j’ai résumé et traduit dans un langage que j’espère compréhensible.

Notons que le cadmium fait également l’objet de contrôles et à l’avenir baryum, cobalt, chrome, nickel, arsenic et aluminium seront ajoutés à la liste : détails dans la formation Surfaces alimentaires.  

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5 réponses sur « Faut-il interdire le plomb dans la céramique ? »

Toujours aussi intéressant et instructif. Merci de nous tenir informés et surtout faire l’effort de nous “traduire” le langage scientifique pour qu’on puisse se protéger et protéger les autres.

Bravo et merci Joëlle, pour cette belle synthèse. Ton travail est vraiment précieux pour nous tous, et j’espère que tous les membres du groupe la liront et auront la sagesse d’en tirer les conséquences en adaptant leurs pratiques.

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